Aritoshi Murashige, le dernier samouraï

Par Nicolas DE ARAUJO

 

 

 

Cette biographie est parue dans le magazine Self & Dragon Spécial Aïkido n°4 - Janvier 2021.

 

Disciple des plus grands maîtres de son époque, Aritoshi Murashige étudia le Judo auprès de Jigoro Kano et l’Aïkido sous la direction de Morihei Ueshiba. Fidèle de la première heure, il fut élève au Kobukan Dojo dès le début des années trente. Proche disciple d’O Sensei, il fut l’un des deux premiers 9èmes dan de l’histoire. Budoka complet, expert aux armes, il était gradé dans de nombreuses disciplines. Pionnier de l’Aïkido en Europe et plus particulièrement en Belgique, il contribua au développement des Budos Japonais sur le vieux continent.

 

Descendant d’une lignée de guerriers

Aritoshi Fujisada est né le 7 Janvier 1895 dans la préfecture de Yamaguchi, située au sud-ouest du Japon. Il est le deuxième fils d’une longue lignée de la caste des bushis, parente d’un seigneur local. Comme le veut la tradition de cette époque, son frère aîné est nommé 131ème représentant de la famille Fujisada.

Aritoshi est adopté par la famille Murashige, une autre lignée sans successeur dont il prend le nom. Descendant de deux familles de guerriers, le jeune Aritoshi Murashige (村重有利) étudie les arts martiaux traditionnels dès son adolescence.

Il débute sa formation par la pratique du Kendo à l’âge de treize ans. Puis il intègre la Dai Nippon Butokukaï de Kyoto à dix-neuf ans. Doué pour la pratique, il s’entraîne deux fois par jour et obtient rapidement son deuxième dan de Kendo.  

 

Disciple du Kodokan dojo de Tokyo

Suivant ses aspirations, Aritoshi part vivre à Tokyo en 1915 pour se consacrer aux arts martiaux. En parallèle de son emploi chez Meidensha, une importante société fabricante d’équipements électriques, il s’entraîne au Kodokan Dojo de Jigoro Kano. Étant de petite taille, le maître lui conseille de pratiquer d’autres disciplines en complément du Judo et du Kendo. Le jeune homme, âgé de vingt ans, suit son conseil et débute l’étude du Shindo Muso Ryu Jojustu et du Katori Shinto Ryu, en compagnie de son ami Minoru Mochizuki. C’est dans le cadre de la Kobudo Kenkyukai (organisation pour l'étude, la sauvegarde et le développement des arts martiaux classiques, créé par Maître Kano) qu’Aritoshi étudie les douze pratiques de l’école Katori. Notamment le Ken-jutsu, le Bo-jutsu, le Naginata-jutsu, l’Iaï-jutsu, le Soo-Jutsu (techniques de Yari), le Shuriken-jutsu et le Ju-jutsu.

Féru d’arts martiaux, Aritoshi progresse rapidement et obtient des grades dans de nombreuses disciplines. Il est nommé troisième dan de Kendo à vingt-trois ans et obtient le troisième dan de Jiu Jitsu Sekiguchi au bout de deux ans de pratique. Budoka émérite, il est promu quatrième dan de Judo à trente ans et troisième dan en Yari (l’art de la lance) et en Naginata à trente-trois ans.

En parallèle de ses entrainements intensifs et journaliers, Aritoshi poursuit son éducation religieuse au sein de la Tendai, l’une des plus importantes sectes bouddhistes du Japon. Après une formation stricte, il se voit attribuer le titre de prêtre (Ajari).

 

La rencontre avec maître Ueshiba

Profitant du lien qui unit les maîtres Kano et Ueshiba, Aritoshi décide de suivre son ami Minoru Mochizuki en s’inscrivant au Kobukan dojo en 1932. Bien que ses frais d’instruction soient couverts par le Kodokan, Murashige pratique l’Aïki Jujutsu en tant qu’élève externe.

Sa maîtrise des armes, notamment du Jo, intéresse fortement Morihei Ueshiba. Ce dernier assimilant rapidement ce qu’il voit, un enrichissement mutuel s’installe entre les deux hommes. Aritoshi fait preuve d’un grand dévouement envers Ueshiba Sensei, de douze ans son aîné et devient rapidement l’un de ses proches disciples. Partageant une profonde spiritualité, leur relation dépasse rapidement le cadre technique.

 

L’Omoto-Kyo et le Budo Senyokaï

Au contact de maître Ueshiba, Aritoshi se converti à la religion Omoto-Kyo et participe aux activités de la Daï Nippon Budo Senyokaï, l’association nationale pour la promotion des arts martiaux. Cette société, créée sous les auspices de la secte Omoto en aout 1932, a pour but de promouvoir l'enseignement d’Ueshiba Sensei parmi les adeptes de cette importante communauté religieuse qui possède des succursales dans tout le pays.

Aritoshi suit une formation intensive au grand dojo de Takeda, situé dans la préfecture de Hyogo. Nommé instructeur, Murashige Sensei est ensuite envoyé au dojo d’Hiroshima, par maître Ueshiba. Il est délégué en tant qu’expert aux armes pour y enseigner les techniques de Jo, Bojustu et Jukendo. Là-bas, il prend pour épouse la fille d’un pratiquant, membre de l’Omoto-Kyo. Par la suite, leur union donnera naissance à cinq enfants (trois garçons et deux filles).

 

Voyages en Mandchourie

Les activités du Budo Senyokaï conduisent Murashige Sensei à se rendre à plusieurs reprises en Mandchourie. Cette région du nord de la Chine, envahie en 1931 par un Japon militariste et expansionniste, constitue l'avant-poste de l'occupation nippone.

En 1933, Aritoshi enseigne l’Aïki-Budo à l'école d'élite Japonaise Daido Gakuin, au côté de Noriaki Inoue, le neveu de maître Ueshiba. Homme de confiance, Aritoshi apparait régulièrement aux côtés d’O Sensei lors d’évènements majeurs. Il est notamment présent au Kobukan dojo lors de la visite du prince Mongol De Wang, à Tokyo, en 1938.

Promu 7ème dan d’Aïkido en 1940, Murashige Sensei accompagne Maître Ueshiba en Mandchourie, l’année suivante, à l’occasion du dixième anniversaire de l’établissement du Mandchoukouo.

 

La seconde guerre mondiale

Fin 1941, le Japon déclare la guerre aux États-Unis déclenchant ainsi la guerre du pacifique. Comme bon nombre de japonais de cette époque, Aritoshi est incorporé dans l’armée impériale. Suivant la tradition militaire familiale, il participe activement au conflit et prend part aux combats. Aritoshi officie comme bourreau pour les décapitations, tuant plusieurs centaines de personnes.

La capitulation japonaise met fin aux hostilités après plusieurs années d’une guerre totale et acharnée. Aritoshi retourne vivre dans sa préfecture natale de Yamaguchi avec sa famille. Son fils Morihiko nait en février 1945.

 

Renaissance de l’Aïkido

La nouvelle fondation Aïkikaï est officiellement approuvée le 9 février 1948 par le Ministère de l’Éducation. Cette décision relance officiellement la pratique de l’Aïkido, interdite par les autorités américaines depuis 1945.

Souvent présent au Hombu Dojo de Tokyo, Murashige Sensei est l’un des rares instructeurs actifs d’avant-guerre à reprendre l’enseignement. Il se voit attribuer le grade de huitième dan d’Aïkido en 1948. C’est alors le plus haut grade décerné par maître Ueshiba à ses disciples. Fidèle à sa réputation de « tueur », Murashige sensei n’hésite pas à dégainer et brandir son sabre à l’occasion, effrayant au passage les personnes présentes.

 

Missionné en Birmanie

Par l’entremise de maître Ueshiba, le gouvernement Japonais délègue Aritoshi Murashige en Birmanie, en tant qu’émissaire culturel, en juillet 1953. Cette mission nationale à un double objectif, c’est à la fois une mission culturelle et une compensation des dommages de guerre. Accompagné de Kimio Kuroishi, un jeune 4ème dan de l’Aïkikaï, Murashige Sensei enseigne l'Aïkido, pendant deux ans, à l’académie de Police de Mandalay, la deuxième plus grande ville du pays.

Murashige Sensei déménage ensuite à Rangoon, la capitale, où il enseigne aux étudiants de l’Université, jusqu’à son départ, en juillet 1959. Seigo Yamaguchi est envoyé, dès juillet 1958, pour prendre sa relève. Les deux hommes travailleront de concert jusqu’au retour au pays de Murashige Sensei.

 

Promotion au grade de 9ème dan d’Aïkido

Après six années passées en Birmanie, Murashige Shihan retourne vivre auprès des siens dans la préfecture de Yamaguchi. Il enseigne l'Aïkido dans la petite ville de Yanai et reçoit la visite de maître Ueshiba. Son plus jeune fils Morihiko, désormais adolescent, débute la pratique à cette période. Aritoshi Murashige se voit décerner le grade de 9ème dan d’Aïkido en 1960. Il est le premier, avec Koichi Tohei, alors l’enseignant le plus connu en Occident, à être promu au plus haut rang par O Sensei.

Personnalité éminente de l’Aïkikaï, Murashige Shihan est membre du Sekaï Aikido-So Honbu, le comité pour la diffusion de l’Aïkido dans le monde. Ce comité directeur est composé des hauts gradés du Hombu Dojo : K. Tohei, K. Osawa, T. Abe, S. Okumura, M. Saito, S. Arikawa, H. Tada et S. Yamaguchi.

 

Départ pour la Belgique

Georges Ohsawa invite Murashige Sensei à le rejoindre en Belgique où il est installé depuis 1960. Connaissance de maître Ueshiba depuis les années cinquante, Ohsawa est le fondateur de la macrobiotique moderne qu’il enseigne dans le monde entier.

Il se fait désormais appeler Aritomo et s’installe seul dans la ville de Gand, en décembre, où il est accueilli par Klin Yoshimi. Ce pharmacien est le secrétaire et le traducteur des écrits de Georges Ohsawa ainsi que le responsable de son école de macrobiotique en Belgique. Les premiers cours de Murashige Sensei se déroulent au sein de la communauté d’adeptes de la macrobiotique, avec l’aide de Klin Yoshimi qui lui sert d’Uke.

André Jean, un élève ceinture noire de Tadashi Abe, le rencontre à Gand et lui demande de venir enseigner à Bruxelles. Tout en restant proche de son ami Ohsawa et de ses collaborateurs, Murashige Shihan accepte la proposition et se rend à Bruxelles.

 

Création de l’Aïkikaï de Belgique

Succédant à Tadashi Abe, les débuts du maître dans les dojos de la capitale sont un succès malgré la barrière de la langue. Sa grande vitalité, ses connaissances techniques et son esprit particulièrement martial, sans être brutal, attirent de nombreux professeurs.

Missionné par O Sensei pour faire progresser son enseignement en Europe, son but est d’unifier la pratique de l’Aïkido en Belgique, divisée alors en plusieurs groupes de pratiquants.

Murashige Sensei entretien de bonnes relations avec Julien Naessens, Jean Stas et Jean Lindebrings, pionniers de l’Aïkido et du Judo belge, tous anciens disciples de Tadashi Abe. Il enseigne au dojo bruxellois « Yama-Arashi », de Tony Thielemans, ou il donne des cours aux ceintures noires.

Avec l’aide de Jean Lindebrings, M. Perpete et André Toussaint, Maître Murashige est à l’initiative de la création de l‘Aïkikaï so Hombu de Belgique en novembre 1961. Cette fédération reçoit l’aval d’O Sensei et la reconnaissance officielle de l’Aïkikaï de Tokyo le 20 avril 1962. Directeur technique de cette nouvelle structure, Murashige Shihan promeut André Jean au grade de 4ème dan et le nomme représentant officiel de l’Aïkikaï pour la Belgique.

Aritomo fréquente la communauté « macrobiotique » et s’installe à Ixelles dans l’arrière-cour d’un bâtiment où ses élèves lui établissent un dojo avec ses appartements en mezzanine. Le dojo est inauguré le 1er septembre 1962 en présence de représentants officiels de l’administration générale du sport et de Madame Takebayashi, deuxième grande dame du Japon.  

Homme aux multiples talents, il initie ses élèves à l'art du thé, à la calligraphie et à la musique traditionnelle japonaise.

 

Délégué personnel d’O Sensei pour l’Europe

Très estimé pour sa technique et ses idées philosophiques, son expertise dépasse rapidement les frontières belges. Maître Murashige dirige des stages en France (Cambrai, Thonon-les-Bains…) et effectue des démonstrations des Budos japonais qu’il maîtrise.

Plus haut gradé en Europe, représentant personnel de maître Ueshiba, ce dernier lui délègue les pleins pouvoirs pour le vieux continent.

Il est chargé de régler le différend avec le français André Nocquet. Il est invité par ce dernier à Paris en avril 1962. Murashige Sensei lui remet le grade de 5ème dan, calligraphié par le fondateur en personne, ainsi qu’une demande officielle pour devenir le représentant général du Hombu Dojo de l’Aïkikaï pour la France.

Accompagné de Tony Thielemans, Maître Murashige dirige un stage à cette occasion et effectue une démonstration de Iaïdo.

Représentant international de l’Aïkikaï, Murashige Sensei accueille Reishin Kawaï en Belgique pour l’aider à compléter sa formation. Il lui confie ensuite la charge de divulguer l'Aïkido au Brésil. Ce dernier ouvre son premier dojo à Sao Paulo en janvier 1963.

 

Décès tragique

Pionnier de l’Aïkido en Belgique et en Europe, alors en plein essor, Aritomo Murashige est victime d’un grave accident de voiture au retour d’une démonstration à Liège, près de Louvain.

Dérapant sur une plaque de verglas, la voiture, dépourvue de ceintures de sécurité, quitte la route avec cinq personnes à bord. Éjecté du véhicule, Murashige Sensei est grièvement blessé. Il décède durant son transfert à l’hôpital, le 5 mars 1964, à l’âge de 69 ans.

Une jeune femme perd aussi la vie dans ce dramatique accident. Son disciple André Jean, gravement blessé remontera sur les tatamis malgré de lourdes séquelles.

 

Legs et place dans l’histoire

Murashige Sensei était un personnage pittoresque au caractère parfois excessif. Fidèle à sa réputation meurtrière, il ne refusait jamais un défi. Entourées de « légendes », les anecdotes le concernant sont nombreuses. À la fois prêtre et guerrier, il fut un homme de paradoxes aux multiples talents et à la perception particulièrement développée. À l’instar de son ami Minoru Mochizuki, il était l’un des maîtres les plus gradés au monde : 9ème Dan d'Aïkido, 7ème Dan de Iaïdo, 5ème Dan de Kendo, 5ème Dan de Judo, 3ème Dan de Bojutsu. Consacrant sa vie aux arts martiaux, il fut également un expert des techniques aux armes des écoles traditionnelles Sekiguchi et Katori, au nombre desquelles on peut compter la Naginata (hallebarde), la Yari (lance), le Tanto (poignard) ou encore la faucille armée d'une chaîne lestée (Kusarigama). Il disait qui lui était impossible de compter toutes les techniques qu’il avait apprises.

Enseignant également le Kendo, le Iaido ou encore le Naginata, Murashige Sensei concourra au développement des arts martiaux japonais en Europe. Ami proche de Maître Ueshiba, il joua un rôle important dans l’Aïkido d’après-guerre, participant à la création de l’Aïkikaï de Birmanie puis de Belgique. Son influence sur l’Aïkido Belge et Européen aurait sûrement été considérable s’il n’avait pas perdu la vie prématurément.

Hirokazu Kobayashi fut envoyé en Europe, par le Hombu Dojo, pour lui succéder. À la suite de son tragique décès, son disciple André Jean, nommé 5ème dan, continua d’enseigner « le style Murashige » jusqu’à sa mort en 1979. Une école, nommée « Murashigeryu », sera ensuite créée par Michel VanHomwegen, disciple d’André Jean, dans le but de préserver les connaissances et les techniques transmises par Murashige Sensei.

Son fils, Morihiko Murashige continua la pratique sous la direction d’O Senseï puis de Seigo Yamaguchi au Hombu Dojo de Tokyo. Il s’installa définitivement aux USA en 1978 puis rejoindra le San Diego Aïkikai de Kazuo Chiba. Shihan 7ème dan, il s’est éteint en octobre 2013 à l’âge de 68 ans.

Aritoshi Murashige est l’un des pionniers de l’Aïkido en Europe, ou O Senseï l’envoya pour faire progresser l'enseignement et unifier la pratique de ces pays. Successeur de Tadashi Abe, il prodigua d’abord son enseignement en Belgique, puis son savoir dépassa rapidement les frontières. Il enseigna à de nombreux gradés tels que André Jean (6ème dan), Michel Cogneau (8ème dan Shihan), Julien Naessens (7ème dan), Georges Schiffelers (7ème dan), Tony Thielemans (6ème dan), Jean Lindebrings (6ème dan), Henri Poels (5ème dan),  Jean Barbe, André Nocquet (8ème dan), Jean-Daniel Cauhepé, Jean-Pierre Paillard (7ème dan), ou encore Sayagyi U Thaung Din.

Sincères remerciements à Tony Thielemans Sensei pour sa précieuse contribution.

 

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