Ken (sabre)
Entretien avec Stéphane Benedetti « dans l’Aïkido, il y a deux piliers : le corps et l’esprit ».
Stage de Benedetti Shihan à Gignac (34) en décembre 2022
Personnalité atypique et truculente dans le monde de l’Aïkido, Stéphane Benedetti débute le Judo à l’âge de cinq ans et découvre l´Aïkido à l'adolescence. Polyglotte, orientaliste et historien des religions, il a vécu neuf ans au Japon où il a étudié sous la direction de Nonaka Shihan à Miyazaki et de Kobayashi Shihan à Osaka. Proche disciple de Maître Tamura pendant près de 45 ans, il a également assisté et traduit Maître Arikawa durant ses séjours en Europe. Expert résidant à Barcelone, il voyage et enseigne l’Aïkido dans toute l’Europe. Sans filtre et avec sa gouaille si particulière, il retrace avec nous un parcours d’une grande richesse ou il aborde notamment les maîtres qui l’ont influencé.
Entretien avec Stéphane Benedetti Shihan, par Nicolas De Araujo, paru dans le magazine Self & Dragon Special Aïkido n°13 d'avril 2023.
Sensei, quand avez-vous commencé la pratique des arts martiaux ?
Par l’intermédiaire de mon père, il s’était mis au Judo vers 35 ans. Par procuration, comme beaucoup de gens, il a mis ses enfants à la pratique du Judo, j’avais un peu près 5 ans. J’ai pratiqué la compétition jusqu’à la vingtaine environ, j’avais mal au dos, cela m’a complétement cassé.
Pouvez-vous, s’il vous plaît, nous parler de vos débuts en Aïkido ?
C’était par hasard, à l’occasion d’un stage de Judo en Allemagne à pâques 1966. La fédération Allemande avait invité Katsuaki Asai à cette occasion. Du coup, il a été mon premier professeur d’Aïkido. Cela m’a intéressé, les rôles étaient « inversés » avec les judokas les plus costauds car ils n’étaient pas très mobiles. Moi j’avais 15 ans, j’étais svelte et je bougeais pas mal. J’ai déménagé à Aix en Provence l’été suivant et je suis tombé sur le club d’arts martiaux le plus folklorique du sud de la France. Il y avait une collection de caractères, on se serait cru dans un film de Pagnol. Mon premier professeur était Monsieur Albert Désenfant, un judoka élève de T. Abe, puis de M. Nakazono et de N. Tamura à Marseille. Il devait être 3ème Kyu à cette époque et faisait les techniques avec le livre de Tadashi Abe sous ses pieds. Ont travaillaient le tanto dori avec une baïonnette américaine. Il me demandait de l’attaquer avec un vrai Katana. A défaut de nous communiquer une technique maîtrisée, il nous avait communiqué le virus !
Vous avez été l’assistant de Maître Tamura, quel était votre relation avec lui ?
Je l’ai rencontré à l’été suivant au stage d’Annecy. C’était une orgie martiale permanente, qui durait un mois. Il y avait 6 à 8 heures de cours par jour co-dirigés par Tamura Sensei et Mutsuharu Nakazono mais on s'en rajoutait pour faire bonne mesure. Avec Tamura Sensei, cela s’est fait naturellement. J’allais le voir à Marseille et je l’accompagnais dans ses stages, en Espagne notamment. C’était une relation de maître à disciple. J’essayais de suivre son enseignement, je lui portais ses valises, je lui servais d’uke mais je n’étais pas le seul.
Maître Tamura et S. Benedetti - Livre Aïkido 1986 - Photo de R. Bonnardel
Pouvez-vous nous parler de votre formation universitaire ?
Je suis curieux, j’avais lu un tas de livres sur la civilisation japonaise et sur le bouddhisme zen. Après l’obtention de mon bac littéraire, j’ai effectué mon premier voyage au Japon pendant l’été. J’y suis resté un ou deux mois pour apprendre un peu la langue. On dit de moi que je suis un intellectuel mais j’aime bien mettre les mains à la pâte. Je ne suis pas un intellectuel pur, je suis plutôt un intellectuel manuel, il faut que je touche. Je suis ensuite revenu en France mais avec la ferme intention d’y retourner. Je me suis inscrit en fac, à Paris 7, pour aller étudier le Japonais. J’ai eu de la chance, car à l’université d’Aix-Marseille, il y avait Jean Varenne. Un très grand bonhomme, un conteur fabuleux. Nous avions une relation d’amitié, il venait chez moi, j’allais chez lui. C’était un indologue, j'ai donc étudié le Sanscrit avec lui. C’étaient des études qui ne servaient à rien mais c’était passionnant. Il a écrit un paquet de livres sur la civilisation indienne et le sanskrit. J’ai même participé modestement à l’un de ses livres sur un chapitre lié au bouddhisme.
Vous avez également fréquenté le dojo de maître Nakazono ?
Tout à fait. Quand je vivais à Paris, j’étudiais également le chinois et le japonais. J’allais au dojo de Maître Nakazono. Il m’avait impressionné. Il causait beaucoup et nous racontait des trucs comme le Kotodama que nous ne nous comprenions pas. Cela avait l’air mystérieux. Il avait un charisme extraordinaire, une présence. C’était un très bon Judoka, son Aïkido était très mélangé. En fait, je crois qu’il n’avait pas fait beaucoup d’Aïkido. Non loin il y avait le dojo de Maitre Deshimaru et beaucoup d'échanges entre ces dojos. Maitre Deshimaru était un aussi un personnage hors du commun.
Lors de votre premier séjour au Japon, avez-vous pratiqué l’Aïkido ?
Le côté un peu usine du Hombu Dojo de Tokyo ne m’avait pas vraiment plu. A cette époque, il y avait très peu de club d’Aïkido au Japon. Je suis allé à Miyazaki sur l’invitation d’un ami et j’ai rencontré Nonaka sensei en cherchant un cours d’Aïkido. Au départ, il avait été un élève de maître Yamaguchi. Il était le représentant de l’Aïkikai pour la préfecture de Miyazaki. C’était en quelque sorte un ermite caché dans ses montagnes, il vivait comme un moine zen. J’ai aimé l’ambiance et sa manière « taoïste ». Je l’ai suivi un certain temps. C’était également un grand musicien connu au Japon.
Vous êtes ensuite retourné vivre au Japon, quelles étaient vos activités ?
Je me suis installé à Osaka en 1972. J’enseignais la traduction à l’institut franco-japonais mais c’était plus par passion. J’ai exercé le métier d’antiquaire pour deux sociétés de négoces. Une qui vendait essentiellement des estampes et des gravures Européennes et une autre qui vendait des antiquités sino-japonaises pour le marché japonais. Nous avions un compte d’antiquaire au grand magasin Takashimaya. J'ai toujours eu le nez pour les antiquités. J’ai démarré en m’achetant des copies en Corée. A mon retour un ami japonais à découvert mes acquisitions et m’a donné de l’argent pour que j’achète d’autres antiquités. Je n’avais pas de visa permanent au début, je devais aller en Corée régulièrement pour renouveler mon visa. J’ai commencé à faire mon négoce comme cela. Par la suite, j’ai voyagé dans le sud-est asiatique et j’ai sillonné les brocanteurs d’Osaka. J’ai gagné ma vie pendant une dizaine d’année, surtout dans le négoce des céramiques et des tissus. J’ai également étudié l’art du thé et j’étais passionné par le théâtre No.
Vos connaissances vous ont peut-être aidées à mieux comprendre la mentalité japonaise ?
Je ne sais pas, cela fait partie de mon bagage, j’ai étudié d’une manière universitaire et je me suis amusé à avoir quelques expériences, j'avais besoin de mettre les mains dans le cambouis. Je suis essentiellement un traducteur, je suis passionné par la traduction. J’ai une formation de phonéticien et de linguiste.
A Osaka, vous avez suivi l’enseignement de maître Kobayashi ?
J’avais rencontré précedemment maître Kobayashi à Marseille. Tamura Sensei m’avait demandé d’aller le voir pendant mon séjour au Japon pour le saluer de sa part. Il m’avait conseillé de bien regarder ses pieds car il était l’un des seuls à avoir compris les déplacements d’O Sensei. Il projetait loin ses uke mais sans violence. Je n’ai pas beaucoup travaillé avec lui sur les tatamis mais nous avons passé pas mal de temps à discuter ensemble. Il venait chez moi environ un soir par semaine, c’était un amateur de vins européens mais surtout d’armagnac. Il avait débuté l’Aïkido en 1948 et en avait une connaissance profonde. C’était indiscutablement un grand maître. Il était intellectuellement bien organisé pour expliquer les choses. Je lui suis redevable de m’avoir expliqué et corrigé un tas d’éléments essentiels.
A votre retour en France, quels étaient vos projets ?
Lors de mon retour définitif en 1984, je me suis installé à Aix en Provence et j’ai repris l’Aïkido de manière intensive. J’ai eu quelques fonctions techniques au sein de la fédération et j’ai servi de traducteur pour maître Tamura.
Vous avez été, je crois, une aide précieuse pour traduire ses écrits ?
Quand je suis rentré en France, maître Tamura essayait de publier un livre intitulé « Aïkido ». Je m’en suis occupé pendant un an et demi environ. J’ai refait toutes les traductions et j’ai travaillé avec lui et feu mon ami René Bonnardel sur l’organisation générale de l’ouvrage, le choix des photos et la mise en page. Toute traduction étant une interprétation, je me suis efforcé de rendre les écrits de Sensei plus compréhensible. J’ai écrit dans le français le plus précis possible. Certaines personnes me l’ont reproché par la suite en me disant que « maître Tamura ne parlait pas comme ça ! ». J’ai ensuite structuré et traduit son livre « Etiquette et transmission » publié en 1991. Je n’ai rien inventé, tout était validé par Maitre Tamura. J’entendais souvent Madame Tamura rigoler dans la pièce d’à côté pendant nos heures de discussion pour affiner et rendre les textes plus cohérents. Nous avions une relation de confiance réciproque. Cela pouvait agacer certaines personnes.
Vous avez publié « le livre du débutant » en 1993, comment vous est venue l’idée de rédiger cet ouvrage ?
Je collectionne les bouquins et je possède de nombreux livres sur l’Aïkido. Je trouvais que pas un n’était vraiment utile. Dans l’Aïkido, il y a deux piliers : le corps et l’esprit. J’ai conçu ce livre comme un memento, il y a un peu de vocabulaire concernant les parties essentielles. Maître Kobayashi aimait beaucoup la couverture car c’était la première fois qu’il voyait un livre d’Aïkido traiter de paix et non de trucs violents. C’est une veille calligraphie chinoise qui signifie « tranquillité ». Le caractère représente une femme sous un toit.
Pourquoi n’avoir publié qu’un seul ouvrage ?
Je me suis aperçu qu’Osawa Sensei avait raison : quand on écrit cela fige les choses. Et quand ç’est figé, cela s’arrête de couler évidemment. Des idées, j’en ai plein, vous venez en stage, ont travaillent ensemble, je vous explique mes idées. Je vous donne tous ce que vous voulez, vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez, je vous dirais ce que j’en pense aujourd’hui et cela sera peut-être complétement différent demain.
Vous avez assisté et traduit Maître Arikawa durant ses séjours en Europe, quelle était votre relation avec ce maître historique ?
Je l’ai connu bien plus tard. C’est Tamura Sensei qui m’a envoyé l’assister car il craignait que cela tourne mal, que Arikawa Sensei arrache quelques épaules. Je me suis entendu merveilleusement avec lui. Je l’aimais bien, l’entente était réciproque. Je traduisais pour lui vingt heures par jour. Il avait une connaissance encyclopédique sur les arts martiaux. Malgré ses apparences faussement bourrues, c’était un gentleman a la gentillesse extrême. Il pouvait être très attentionné quand il le voulait. Il pouvait également être d’une violence effrayante. Quand j’ai pris l’ukemi la première fois avec lui j’ai cru prendre un train en pleine face. J’ai une anecdote à son sujet. Arikawa est l’inventeur du selfie ! Comme il trouvait que nous ne prenions pas assez de photos, il utilisait son propre appareil et se prenait en photos devant les monuments.
Pouvez-vous, s’il vous plait, nous parler de votre organisation Mutokukaï dont vous partager la direction technique avec Malcolm Tiki Shewan ?
J’avais déjà démissionné de la Fédération. Je l’ai créé en 2001, soit dix ans avant la disparition de maitre Tamura. Cela ne lui posait pas de problème, il était même très content. Au départ, je l’ai pensé comme une amicale de mes élèves en Europe. C’était une structure non bureaucratique, quasi anarchiste et organisée comme un réseau d'échange entre pratiquants d'arts martiaux de « la lignée Tamura ». Le principe était de travailler en mode coopératif mais je me suis heurté à un mur d’incompréhension total. A la mort de Sensei, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, j’ai alors proposé à Tiki de me rejoindre pour relancer l’organisation. Maître Yamada, que je connais depuis très longtemps et avec lequel je m’entends très bien est le conseiller technique. Le dojo principal se situe chez moi à Arenys de Munt, au nord de Barcelone. Nous disposons de 200 m2 de tatami ouvert et d’un espace d’accueil pour les pratiquants.
Quelle conception avez-vous de l’Aïkido ? Est-ce pour vous un Budo, un art de défense ou un système d’éducation ?
L’art de défense vous pouvez mettre une grosse croix dessus, l’Aïkido n’est pas de la self defense. Un système d’éducation, probablement oui. Un Budo ? Je n’en sais rien. En fait, je ne cherche pas à le savoir car cela ne m’intéresse pas. Je saurais ce qu’est l’Aïkido, pour moi, quand je serais mort.
Pouvez-vous nous parler de l’évolution de votre pratique et de votre enseignement ?
J’ai dirigé mon premier stage alors que je n’avais même pas vingt ans. C’est dramatique, cela fait déjà cinquante ans que j’enseigne. Cela m’amuse toujours, j’expérimente, je suis curieux. L’intérêt pour moi est de chercher comment cela fonctionne.
Vous abordez souvent l’importance du respect des lois de la physique dans l’Aïkido, pouvez-vous nous en dire plus ?
Ce n’est pas de la magie. C’est un art physique, de la biomécanique. On ne peut pas faire un art dans lequel on utilise le corps sans utiliser les lois de la physique. Dans toutes les disciplines nous utilisons les lois de la physique. En danse ou au tennis par exemple le travail des appuis est fondamental. Il l'est évidemment en Aïkido aussi.
Quelle est la place des armes, selon vous, dans la pratique de l’Aïkido ?
La place des armes, c’est 100 % car nous avons deux sabres. Il faut de servir de son corps et de ses bras comme deux sabres. Tori est un sabre et le partenaire aussi. Le problème est de faire devenir notre partenaire notre sabre. Il n’y a pas autre chose que le travail des armes en Aïkido. L’école Yagyu Shinkage à une place prépondérante dans l’Aïkido, les mouvements des mains, les déplacements, la position Sankaku, la stratégie du sabre, tout cela vient de cette école qu’O Sensei a étudié. Et non l’école Kashima Shinto Ryu comme le dit l’histoire officielle. J’ai eu un échange avec Arikawa Sensei sur ce sujet et je lui ai dit ce que je pensais. O Sensei enseignait les armes à l’Aïkikai de Tokyo mais d’une façon différente d’Iwama, peut-être parce que cela prenait moins de place.
Et l’importance des atemis ?
La place des atemis est essentielle alors que pourtant les atemis d’aïkidoka nous font honte. Par exemple, sur une attaque Shomen Uchi, Il faut qu’il y ait quelque chose mais ce n’est pas nécessairement violent. Si c’est trop violent nous allons blesser l’autre. Le but de l’Atemi en Aïkido (Kari-Atemi) n’est pas de blesser mais de déstructurer, aveugler, déséquilibrer...
Quels sont les liens avec le Daïto-Ryu ?
Il suffit de lire les deux livres de Tadashi Abe publiés dans les années 50. Il y parle de Kajo, ce sont des familles de techniques regroupées autour d’un principe. Ikkajo est le contrôle du coude. Ikkyo et Shiho Nage font partie de ce principe. Nikyo et Kote Gaeshi, Sankyo et Kaiten Nage sont les mêmes techniques mais en miroir. Cela m’a beaucoup intrigué quand je l’ai découvert. Il m’a fallu un moment pour comprendre de quoi il s’agissait car je n’en avais jamais entendu parler auparavant. Dans un souci de faire de l’Aïkido « light export », le Doshu Kisshomaru Ueshiba, a baptisé les techniques car son père ne leur donnait pas de nom à son époque. Ikkajo est ainsi devenu Ikkyo. Un nombre considérable de Waza ont été éliminés à cette époque.
Le nombre d’Aïkidokas est en baisse depuis quelques années maintenant, quelles peuvent-en être les raisons selon vous ?
C’est logique, parce que l’on pratique un Aïkido en pleine dégénérescence. L’Aïkido a attiré beaucoup de gens à l’époque de Bruce Lee, puis avec Steven Seagal. Tous ces gens sont venus pour de mauvaises raisons. C’était du cinéma et cela ne correspond pas à la réalité. Je pense que le MMA ou le Jujitsu qui sont plus compétitifs, sont plus attirants pour les jeunes alors que l’Aïkido c’est pour les vieux comme le dit ma fille qui pratique le Muay Thai. Dans nos dojos, il n’y a presque plus que des vieux, elle a raison.
Entre modernité et tradition, l’Aïkido doit-il évoluer dans sa forme et ses techniques ?
La tradition est fondamentale mais il faut s'en méfier car cela pourri très vite. Quand c’est pourri, il faut renouveler, comme pour les arbres, il faut couper.
Vous êtes un professeur de grande expérience, quels conseils pourriez-vous donner aux pratiquants et aux enseignants pour une meilleure progression ?
Travailler mais ne pas se contenter de l’Aïkido Mc Donald, de la consommation de super marché type « YouTube Sensei ». Ne soyez pas bête ! Il faut constamment se poser les questions de comment et pourquoi ?
Merci beaucoup Sensei pour le temps que vous nous avez accordé.
Sincères remerciements aux clubs Hikari de Saint André de Sangonis, Ki Musubi de Gignac et à l’Aïkido Club de Montarnaud.
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