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Entretien avec Jean-Luc Bergonier "l'Aïkido, une pratique de vie !"

 

 

Jean-Luc Bergonier découvre l’aïkido à l’adolescence. Il a suivi les enseignements de maître Tamura pendant de nombreuses années puis ceux de Koichi Shibata Shihan. Homme de la campagne, il a créé avec ses proches disciples, un dojo de la ruralité dans son Aveyron natal. Le dojo de Lapanouse, situé en pleine nature, est un lieu de pratique qui offre en toutes saisons le sentiment d’une authenticité proche des origines. Enseignant expérimenté, érudit, humble et généreux, il revient sur son riche parcours et les moments marquants qui ont façonné sa vie. À travers ses profondes réflexions, il partage sa vision de l'Aïkido comme une quête de l'unité sans manquer de souligner l'importance de pratiquer dans la joie.

Entretien avec Jean-Luc Bergonier, par Nicolas De Araujo, paru dans le magazine Self & Dragon Spécial Aïkido n°17 d'avril 2024.

 

Pouvez-vous, s’il vous plaît, nous parler de vos débuts en Aïkido ?

J’ai débuté ma pratique en 1975, à l’âge de 13 ans. Mon professeur de sports au collège, Monsieur André Collard, enseignant de Judo, venait d’ouvrir une section Aïkido et comme je voulais faire des arts martiaux, il m’a proposé d’essayer cette discipline peu répandue et dont je ne connaissais même pas le nom. Quelques mois après, je réussissais à entraîner deux copains et véritablement l’aventure commençait... Très vite, les cours (quatre par semaine) et les stages se sont succédés. À ce moment-là, sous l’égide de l’UNA, nous étions rattachés à la ligue de Montpellier dont le responsable technique était Jean-Marie Castillon. Il fut mon premier professeur de stage. C’est devant un jury qu’il présidait que mes camarades et moi avons passé le Shodan, en 1980. Un dernier mot sur mon professeur : M. Collard avait la pratique assez typique des enseignants de cette époque. Il venait d’une autre discipline (le Judo) mais cela ne l’empêcha pas (bien au contraire !) d’avoir le feu sacré pour l’Aïkido et il sut admirablement nous le communiquer. Je lui suis vraiment très reconnaissant. Et fait important : grâce à lui, j’ai rencontré Tamura Senseï. C’était sans doute en 1978 ; il avait réussi à faire venir le maître dans le petit village de Nant ! Ce fut là que je vis, pour la première fois, une des personnes qui allaient influencer le plus la première partie de ma vie.

 

L’Aïkido, c’est pour vous une pratique de vie ?

Oui, c’est en tout cas l’expression qui m’est venue à l’esprit très tôt. Dès mes débuts, ce que l’on pourrait appeler la question de l’unité a pris corps. Je sentais que, sur le tatami, j’étais un. Avec le sentiment d’être à ma place. Cette sensation est indépendante du niveau ou de la progression. Après 4 ou 5 saisons, quand on me demandait si je pratiquais l’Aïkido, j’avais envie de répondre : « Non, je pratique la vie, tout simplement ! »

 

Vous avez ensuite quitté l’Aveyron ?

Après l’obtention du bac, je suis parti à Pau pour suivre des études en psychomotricité. Mais la première chose que j’ai faite en arrivant, c’est de chercher un club d’Aïkido ! L’école « Tamura » n’étant pas représentée dans cette ville, je me suis mis en quête d’une structure susceptible de m’accueillir en tant qu’enseignant ! Nous étions en septembre, je venais tout juste d’avoir 18 ans et mon Shodan datait du mois de juin. Il fallait de la ferveur et une belle dose d’inconscience ! Mais c’est un âge où toutes les portes s’ouvrent pour peu que l’on soit motivé et souriant. La première salle où je me suis adressé fut la bonne : c’était dans le cadre d’une MJC ; mes premiers élèves étaient des karatékas et des jeunes qui pratiquaient la boxe américaine. Ils avaient soif d’apprendre et cela s’est très bien passé.

 

Vous êtes ensuite revenu vivre à Millau, pourquoi ?

Oui, qui sait pourquoi ? Disons que je suis, dans l’âme, un homme de la campagne. Je savais que je ne pourrais pas vivre en ville. Diverses circonstances familiales ont fait que j’ai pu m’installer au village de Lapanouse de Cernon où j’ai donc actuellement mon dojo ; mais nous y reviendrons. À partir de 1984, j’ai repris progressivement le club de mon professeur. C’était un club important. Il y avait des cours pour adultes, pour enfants, pour adolescents. Je crois qu’il y avait même un cours spécifique pour les « pré-ados ». Aujourd’hui, cela fait rêver ! En parallèle, je travaillais comme secrétaire de mairie et j’assurais le transport scolaire des collégiens de la vallée qui se rendaient en ville. Pendant plusieurs années, j’ai enseigné le matin, quatre fois par semaine, après avoir déposé les élèves. Il y avait également les cours du soir. En somme, une équipe du matin et une équipe du soir. C’était mémorable. J’étais jeune, les entraînements étaient intensifs, tout cela nous a soudés et nous a fait vivre quelque chose d’exceptionnel.

 

Vous étiez passionné par l’enseignement ?

Mon professeur m’a très tôt confié des extraits de cours. Ainsi, j’ai l’impression que la pratique et l’enseignement n’ont toujours fait qu’un, comme si l’un n’avait jamais pu aller sans l’autre. Il faut dire aussi que, pour faire accepter à mes parents le fait que j’arrêtais mes études de psychomotricité, il a fallu m’engager à passer les diplômes qui me permettraient, peut-être, de vivre de ma passion. Mais l’obtention du Brevet d’État d’Éducateur Sportif second degré a orienté ma vie professionnelle de façon inattendue : j’avais le niveau requis pour tenter le concours de l’Éducation Nationale et devenir instituteur. Ainsi j’ai pu, grâce à l’Aïkido, gagner ma vie sans être dépendant de ma pratique ! J’ai fait ma première année à Toulouse, en 1991, puis j’ai été muté dans un village à côté de Millau. J’y ai passé 30 belles années, très heureuses. J’avais une classe à 4 niveaux. Je suis très reconnaissant aux personnes qui ont structuré l’Aïkido et ouvert ces chemins de traverse.

 

Vue du Dojo de Lapanouse de Cernon

 

Votre dojo actuel se situe dans un village reculé, qu’est-ce qui a motivé cette décision ?

À Millau, notre association louait un petit dojo plein de charme. Il était situé dans une cave voûtée. En 2006 ou 2007, la salle a subi une inondation et ensuite nous avons enchaîné plusieurs dojos privés. La création du dojo de Lapanouse de Cernon était une opportunité car le bâtiment était désaffecté. C’était un bien familial et nous en avons exploité le potentiel. L’association « Aïkido des Causses » a porté le projet, certains membres l’ont soutenu financièrement, d’autres de leurs bras ou de leurs idées pour fonder ce dojo de la ruralité.

 

Vous avez créé, il y a tout juste 20 ans, le stage d’été de Lapanouse de Cernon, comment vous est venue cette idée ?

En fait, j’ai animé mon premier stage d’été en 1985 sur le Larzac. Depuis, je n’ai jamais cessé d’animer des stages estivaux. Le premier stage à Lapanouse de Cernon s’est déroulé, avec Christian Gayetti, en 2003. Henri Avril est également intervenu à deux reprises. Ensuite j’ai coanimé les 6 éditions suivantes avec François Alliman. Je profite de cet entretien pour le remercier.

 

Quel est pour vous, l’intérêt de ces entraînements de longue durée ?

Ce stage de neuf jours permet de faire le lien entre la saison passée et la saison à venir et d’éviter ainsi deux mois d’interruption. Pour le petit noyau que nous sommes durant l’année, dans une salle non chauffée, il y a aussi le plaisir d’avoir un brassage de pratiquants qui anime cette vie communautaire. L’installation des campements, la préparation et le partage des repas instaurent une ambiance unique à chaque stage.

 

Vous préparez beaucoup la progression ?

Je ne définis jamais à l’avance le thème du stage. Cela se dessine dès les premiers mots, les premiers gestes et à partir de là, je construis d’un week-end à l’autre. Mon point de départ, c’est la sensation d’être. Le sens de ma pratique, le partage. Techniquement, j’ai évidemment l’impression de répéter les mêmes choses, mais grâce à l’Aïkido et à ma recherche, il me semble que j’arrive à les rafraîchir.

 

 

Quels sont les Senseis qui vous ont le plus influencé ?

Je n’ai pas beaucoup voyagé, je suis surtout resté dans le sud et le sud-ouest. J’allais voir régulièrement Claude Pellerin et Malcolm Tiki-Shewan. Ce dernier m’a marqué par le dépouillement de ses propositions de travail. Dans l’ensemble, tous les techniciens fédéraux qui entouraient Maître Tamura décryptaient son travail. Ils ont constitué un maillon très important pour les pratiquants comme moi qui ne voyaient le maître qu’occasionnellement.

 

Vous avez suivi Tamura Sensei durant plusieurs années, quelle était votre relation avec lui ?

Durant les quinze premières années de ma pratique, j’ai suivi régulièrement les stages animés par Tamura Sensei : stages de ligues, stages pour enseignants, stages d’été (Villefranche, Lesneven, La Colle, Saint-Mandrier…). Après la naissance de mes enfants, cela a changé car je ne voulais pas m’éloigner de ma famille. Mais sa présence et son enseignement étaient tellement puissants qu’un seul stage donnait à étudier pendant des mois ! C’est grâce à son Aïkido que ma technique s’est construite. Cette façon très particulière qu’avait maître Tamura d’être toujours extrêmement centré a beaucoup marqué tous ceux qui l’ont approché. Une immense rigueur transpirait de tout son être.

 

Avez-vous des anecdotes ?

De mon point de vue, il a diffusé une simple mais inévitable leçon. Régulièrement en fin stage, il se levait et parlait aux élèves pour leur faire un petit topo, invariablement en deux parties. Il exprimait d’abord sa gratitude aux organisateurs et aux pratiquants puis il parlait de la relation au monde. La plupart du temps, il terminait son discours en se frappant la poitrine et en disant : « c’est vous-même ». Par ce « vous-même », le pratiquant était renvoyé à lui-même. Il ne s’agissait pas de proposer une chorégraphie, de régler Aïte par rapport à Tori, c’était « soi-même ». En quelques mots, il posait la question de l’humain, la question du « soi et les autres ». Ensuite, il fallait mettre cela en pratique ! Quelques mois après son décès, ce fut comme un deuil. Nous avions perdu notre guide, celui qui donnait le cap. C’était le père de notre famille.

 

Vous avez également rencontré un autre Sensei japonais ?

Au début des années 2000, nous avons eu la chance de rencontrer Koichi Shibata Sensei, un disciple de Shoji Nishio. Il venait en vacances à Millau car la présidente de notre club avait une nièce qui était son élève au Japon. Nous avons vu arriver quelqu’un de très simple, très abordable et qui s’est avéré d’une grande richesse. Avec Shibata Sensei, tout s’est passé comme si un autre versant de la montagne s’était dévoilé peu à peu. J’ai reçu son enseignement vers la quarantaine et j’étais sans doute mûr pour entrevoir le développement d’une qualité relationnelle par l’Aïkido. Cela n’a pas changé la structure de mes techniques mais a orienté ma pratique différemment. Chaque année, il vivait à demeure près de nous pendant une semaine. Nous avons pu lui poser beaucoup de questions. Il avait une grande capacité d’écoute et ses réponses étaient à la fois lapidaires et riches de sens. Il avait connu Ô Sensei dans les années 60. Avec lui, j’ai senti deux choses importantes. Du point de vue de l’esprit, c’est une personne qui semblait avoir réussi à travailler sur son ego en profondeur grâce à l’Aïkido. Du point de vue corporel, ce qui m’a le plus subjugué, c’était la souplesse de son travail. Autrement dit une alliance d’efficacité et de délicatesse à nulle autre pareille. Il n’y avait absolument aucune brutalité dans sa pratique. À quelques reprises, j’ai eu la chance qu’il se prête au rôle d’Aïte : c’était comme une présence qui saurait se dissoudre ! Inexplicable. En le côtoyant, on pouvait prendre au pied de la lettre l’un des commandements d’Ô Sensei : l’Aïkido se pratique dans la joie. Une joie très fine, plus celle que l’on donne que celle que l’on exprime ou que l’on reçoit. Et fait vraiment remarquable : Shibata Senseï transmettait tout cela naturellement par sa pratique et sa présence. Jamais il n’a insisté sur la souplesse, sur le travail sur soi, sur la joie mais nous l’avons reçu ainsi. Cela a duré pendant 4 ou 5 ans jusqu’à son décès.

 

Quelle doit être la relation à un maître ?

À partir de cette époque, je me suis beaucoup questionné sur le fondateur de notre discipline. J’en suis arrivé à la conclusion désespérante qu’Ô Sensei avait dû atteindre une finesse difficilement accessible et qu’il devait être à part dans le monde des arts martiaux. Comment se situer par rapport à cela ? Ou bien le fondateur a trouvé quelque chose en lui, je veux dire comme un don qui lui était propre ou bien il a accédé à un universel que nous aurions tous en nous. Oui, c’est vraiment une question pour moi : Qu’a trouvé Ô Sensei ? À la lecture de ses biographies, il apparaît clairement que l’Aïkido n’est pas uniquement le fruit de ses études dans le domaine des arts martiaux. Visiblement, il a été tout autant marqué par des rencontres spirituelles. Comment intégrer tout cela à notre niveau ? Il faut réfléchir. Mais quel que soit le maître, faut-il chercher à être dans ses pas ? Si l’important est de se connaître soi-même, est-il si nécessaire, comme on le croit souvent, de tant « coller » au maître ? Peut-être que le point d’arrivée est le point de départ. Peut-être que le point d’arrivée est la compréhension de notre esprit. Vous n’êtes pas plus avancé par rapport à votre question !

 

Kamiza du Dojo de Lapanouse de Cernon

 

Y a-t-il, pour vous, un lien entre technique et spiritualité ?

Je ramènerais cette question à ce qu’en Aïkido nous appelons le centre. Au fil des années, d’une certaine façon, cette notion s’est déplacée. Je m’explique : assez rapidement un pratiquant s’approprie les rudiments du centrage c’est-à-dire les bras devant soi, les appuis bien ancrés, etc… Mais évidemment au fur et à mesure que l’on avance, le fait d’être centré s’enrichit. À un moment donné, on en arrive à l’esprit. Pour comprendre ce que je veux dire, on peut l’aborder par la négative : à chaque fois que nous avons des pensées hostiles, que nous perdons notre sérénité, que nous ne sommes pas aimants, nous ne sommes plus centrés. S’il y a un lien entre la technique et la spiritualité, il me semble que ce doit être par là. Pour le dire autrement, tout se passe comme si la pratique sur le tatami servait de test pour savoir si la façon dont on essaie de résoudre les questions existentielles, qui nous taraudent tous, est opérante. Pour moi, c’est le plus important. N’oublions pas que même lorsqu’on est dans une période où l’on pratique beaucoup, le temps consacré au tatami est relativement faible. Le reste de notre vie, ce sont des rencontres, pour beaucoup des heures de questionnement, pour certains des lectures. Tout cet ensemble fait la pratique de chacun, unique. Autre aspect : la pratique sur le tatami, entraîne, à notre insu, un travail de réflexion. Tous les pratiquants qui vivent de longs stages comprendront cela. Ce n’est pas juste après la fin du stage que l’on se rend compte de ce que l’on a appris mais c’est plusieurs jours voire plusieurs mois après. La pratique de l’Aïkido nous nourrit à notre insu. La vie d’un aïkidoka, c’est une succession de ces périodes.

 

Quelle conception avez-vous de l’Aïkido ? C’est pour vous un Budo, un art de défense, un système d’éducation ?

Encore une fois, une pratique de vie. J’ai posé la question de la martialité à Shibata sensei. Sa réponse a fusé sans détour : « L’Aïkido est un art martial. ». Mais sa pratique était tellement décontractée que l’on pouvait se poser la question. Dans le monde des arts martiaux, l’Aïkido tient une place très particulière. J’ai envie de dire qu’O Sensei a dû s’apercevoir à un moment donné que la personne qu’il avait à vaincre, c’était lui-même. Il a, en quelque sorte, détourné la question de la martialité en disant « Celui envers lequel vous devez être vigilant, c’est vous. Et pour cela, il faut vous connaître. » La martialité, elle est là. Pour apprendre à se battre, il y a sans doute bien d’autres disciplines qui permettent des résultats beaucoup plus rapides. Mais si l’on cherche autre chose, alors l’Aïkido prend tout son sens. Les maîtres expriment bien cela.

 

Pouvez-vous nous parler de votre enseignement ?

Mon enseignement est le partage de ma recherche. C’est ainsi simplement que j’espère apporter quelque chose. Rien de très original ! J’ai entendu une fois Maître Tamura dire : « Mais Ô Sensei cherchait avec nous… » À notre niveau, cela sous-entend le risque de se montrer démuni, voire même de se faire coincer par ses élèves. C’est très formateur ! Peut-être ce qui me distingue, c’est ma façon de rentrer dans le détail, je pourrai presque dire l’intimité, de ce qui ne se voit pas. De telle sorte que les élèves puissent vivre presque directement les sensations. C’est le retour que j’ai quelquefois de leur part.

 

Vous parlez souvent d’Unité, pourquoi ?

Parce qu’il me semble que l’on se vit ainsi, comme une unité, comme une seule unité corps/esprit. En tant que pratiquants d’Aïkido, nous sommes conduits vers une plus grande conscience de cette unité tout simplement parce que si l’on s’oppose à la force adverse, la technique ne fonctionne pas. Elle est construite ainsi. Nous sommes condamnés à « faire avec », à retrouver l’unité. Comme dans la vie finalement ! Remarquez que la première syllabe du nom de notre pratique désigne précisément l’Unité. J’ai appris récemment que « Aï », c’est Un, mais également amour. Autrement dit, cette notion est très large et permet de dire ou plutôt de vivre beaucoup plus qu’il ne paraît.

 

Quel message souhaitez-vous transmettre ?

Je ne sais pas si j’ai véritablement un message à transmettre mais ce que je crois avoir compris, c’est la spécificité de l’Aïkido dans le monde des arts martiaux (en tout cas, des arts martiaux enseignés en Occident). Et l’on en revient toujours à cette question d’unité. Si vous voulez, c’est le sens profond d’Irimi, qu’on pourrait résumer ainsi : « Avec deux, faire Un. » À mon sens, ce devrait être l’essentiel de la recherche des enseignants.

 

 

Quelle place donnez-vous aux armes dans votre enseignement ?

Je propose souvent les mêmes exercices, très basiques, très simples en apparence. Avec le Ken, c’est le centrage orienté, dirigé, car c’est l’arme par excellence pour travailler cela. L’apport du Jo est un peu différent. Je me sers du Jo pour appréhender le mouvement global du corps, le fait de se mouvoir d’un seul geste, un geste qui en comprend bien sûr plusieurs mais qui doit être vécu comme un seul. C’est le fait de passer spatialement d’une place à une autre, d’une garde à une autre, d’une ligne à une autre, dans un seul temps. Autrement dit, c’est par une coordination très fine et une présence mentale aiguisée qu’on peut espérer acquérir une souplesse qui va paraître naturelle.

 

Le nombre d’Aïkidokas est mondialement en baisse depuis quelques années, quelles peuvent en être les raisons selon vous ?

Il y a plus que la question du nombre à regarder. D’autres constats sont à prendre en compte notamment la proportion hommes /femmes et l’âge des pratiquants. Ceci dit, que faire de ces données ? On voit bien que dans notre société, il faut que tout aille vite or en Aïkido, il n’est pas du tout question d’aller vite ! Ou l’on s’approprie l’Aïkido comme une pratique de vie ou l’on va vers autre chose. Il y a aussi les anciens pratiquants qui arrêtent, des enseignants également. Sans doute qu’à un moment donné la pratique ne les nourrit plus. Que penser et qu’y faire ? Pour tout dire, c’est la question de la qualité de l’enseignement qui me laisse le plus perplexe. Shibata Sensei m’a un jour demandé quel avait été mon parcours. Quand je lui ai dit que j’avais commencé à enseigner à l’âge de 18 ans, il a ouvert de grands yeux et il m’a dit : « Mais pour enseigner l’Aïkido, il faut avoir 50 ans ! ». Cela veut dire que pour prétendre guider des élèves, il faut à la fois avoir beaucoup de temps de pratique et, disons, l’expérience de la vie. Ne serait-ce qu’autour de vous, connaissez-vous un seul enseignant qui ait eu ce parcours ?

 

L’Aïkido doit-il évoluer dans sa forme et ses techniques ?

L’intériorité est toujours la même, nous sommes tous bâtis de la même façon. La respiration, la détente et le centrage sont les trois éléments de base à remettre sans cesse sur le métier. Étudier la façon dont leurs interactions impactent la relation à l’Autre fait nécessairement, au fil du temps, à notre insu et imperceptiblement, évoluer la pratique et l’enseignement. Il se peut que la forme change mais ce ne sera pas un acte volontaire. On ne va pas transformer l’Aïkido en vue de…

 

Aujourd’hui, comment assurer la transmission de cet héritage ?

Il me semble de plus en plus important de différencier deux niveaux d’enseignement. Le niveau de la forme et celui de la sensation. Par exemple, il est sans doute vain de demander à un débutant de pratiquer souplement. En procédant ainsi, on mélange en quelque sorte les deux niveaux. Et cela peut être vite décourageant. Au début (c’est-à-dire pendant de longues années !), la forme se met en place mais par la suite, aux anciens, il faut oser des aliments plus fins. Autrement dit, faire entrevoir ce qui ne se voit pas.  Enfin, c’est ma façon de procéder, d’essayer de nourrir tout le monde !

 

Vous êtes un professeur de grande expérience, quels conseils pourriez-vous donner aux pratiquants et aux enseignants pour une meilleure progression ?

Ma pratique s’est orientée différemment à partir du moment où j’ai décidé d’aller dans une forme ou plutôt un intérieur de forme qui me fasse du bien. Et finalement cela m’a permis de redécouvrir la relation à l’Autre. J’ai repris cette idée de joie, difficile à exprimer. Bien sûr, il s’agit d’une joie à partager, sans la confondre avec le plaisir ; c’est très différent. Et je me demande parfois si les anciens osent pratiquer comme ils le voudraient vraiment (je parle toujours en termes d’intériorité). C’est exactement le même problème que celui de la décontraction. Je crois qu’on ne se l’autorise pas à la fois parce qu’il faut accepter de passer par des phases de déstabilisation et parce qu’on a peur de perdre le côté martial. Pourtant, dans le cadre d’une étude, sur le tatami, on ne risque pas grand-chose ! Et les éléments de la martialité contenus dans les techniques sont un excellent garde-fou. Ceci dit, dans le cadre d’une pratique de vie et d’un enseignement heureux, la notion de progression perd peu à peu de son importance.

 

Merci Sensei pour le temps que vous nous avez accordé.

 

 

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